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Éditeur en VO : Subterranean Press Éditeur en VF : Livre de Poche
(Édition : Deluxe) Traduction : Mélanie Fazi
Paru le 31 août 2012 Paru le 12 mars 2014
96 pages 96 pages
"Mon nom est Stephen Leeds et je suis parfaitement sain d'esprit. Mes hallucina-tions, en revanche, sont complètement cinglées".
Voilà comment embraye cette courte histoire, nous présentant sans délai le personnage principal, un homme qui s'estime tout à fait ordinaire, mis à part une bonne dose de sens pratique, qui lui a permis de faire fructifier - son don/sa malédiction/sa maladie ? - de belle façon, lui permettant de vivre dans une belle maison aux 46 chambres.
Ces chambres sont toutes occupées. Ou pas. C'est selon le point de vue en fait ! De celui de Stephen, chacune des chambres de sa maison accueille l'une de ses halluci-nations ('aspects') avec lesquelles il entretient d’excellents rapports, courtois et professionnels. Ses 'aspects' interfèrent entre eux, avec toutes les apparences de la normalité de personnages de romans, et participent au déroulement de l'intrigue du récit. Ils sont ainsi aussi réels à nos yeux qu'à ceux de Stephen, qui pourtant semble être aux yeux du monde un fou, un génie, une sorte d'anomalie magique ou même un affabulateur.
Stephen vit seul avec son flegmatique majordome, ou alors vit avec son flegmatique majordome et une quantité d'amis aux caractères, origines, tempéraments et aptitudes variés.
Quelle que soit la nature réelle de cet homme, pourvu d'une anomalie incroyable qui passionne le monde scientifique, les aptitudes de Stephen sont recherchées par de nombreuses personnes et parfois accordées, moyennant finances. C'est ainsi que se déroule l'histoire, de type enquête mâtinée d'action, où Stephen entraine une poignée choisie de ses 'aspects', quitte à en créer un nouveau en cas de besoin.
L'histoire se dénoue bien, de façon satisfaisante, mais ce n'est pas elle qui a soulevé mon enthousiasme, mais bien le personnage de Stephen escorté de sa horde (il est surnommé, bien malgré lui, "Legion"). Le contraste entre la vue de l'intérieur et celle de l'extérieur est excessivement bien exploité, pour un effet aussi passionnant que drôle. Stephen (le récit est à la première personne du singulier, c'est important) note régulièrement l'effet qu'a son comportement - parler dans le vide, demander des sièges pour ses 'aspects', de l'eau invisible, etc. - déplorant d'ailleurs souvent la réaction négative, voire même dégoûtée, de ses interlocuteurs...
Ce qui est passionnant dans cette idée, c'est que le cas de Stephen parait être, d'un point de vue médical, un état de schizophrénie atypique, avec la présence perma-nente des différentes personnalités, laissant un personnage principal très neutre, commun même. Stephen a sans cesse recourt à ses 'aspects' pour résoudre toutes sortes de problèmes, répondre à toutes sortes de questions, et se conduit comme un homme d'affaire bien entouré, qui sait gérer ses ressources humaines. Bien sûr, de l'extérieur, il peut paraître comme un charlatan super bien rôdé, ou alors comme un génie sans précédent !
Brandon Sanderson a déjà montré à plusieurs reprises à quel point il était malicieux, et ce livre en est un bon exemple. C'est souvent très drôle, par des mises en scènes, ou par des allusions (le coup dans l'avion avec l’hébreu, qui rappellera quelque chose aux lecteurs du "Nom du vent" de Rothfuss), le personnage caricatural du fanatique garde du corps, le clin d’œil aux clichés de la romance, etc.
Et, bien sûr, on devine l'amusement d'un auteur, pour qui ses personnages, qui vivent sous sa plume, ont autant de présence et d'existence réelles que les 'aspects' de Stephen pour ce dernier - en étant pourtant des personnages imaginaires, que personne ne verra jamais "en vrai"...
Malgré le ton allègre et plutôt léger, les bases sont solides et le ton très crédible, permettant une immersion parfaite et un intérêt de lecture constant de la première à la dernière ligne. Je n'ai noté qu'une petite faute de scripte, et seulement sans doute parce que je suis maniaque.
J'ose espérer une suite, un fil de la narration laissé traîner semble aller dans ce sens. Et ce serait bien dommage de ne pas exploiter plus cette équipe de choc ! Heureusement Brandon Sanderson semble aimer le travail acharné, et dédaigner le sommeil, le golf et les longues séances de méditation improductives.
C'est bien ! Qu'il continue comme ça !!
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Cette grande épopée de fantasy, prévue pour s'étaler sur de nombreux tomes (dix tomes ?) a démarré avec un brio extraordinaire avec ces deux premiers romans, sur lesquels je me suis jetée avec avidité dès leur sortie, avec l'enthousiasme de la lectrice fan de l'auteur que je suis depuis ses débuts avec "Elantris".
La traduction française du premier roman (en deux tomes) est imminente, je la présenterai à part dès sa sortie.
Éditeur en VO : Tor Éditeur en VO : Tor
Paru le 24 mai 2011 Paru le 4 avril 2014
1258 pages 1087 pages
"The way of kings" :
En attendant patiemment que mon exemplaire parvienne jusqu'à moi, le jour même de sa sortie, j'avais lu les commentaires concernant ce livre sur Amazon.com.
De nombreuses personnes s'y accordaient pour déclarer que "The ways of kings" était à ce jour le meilleur livre de l'auteur.
J'avais trouvé alors ce jugement peu vraisemblable : je suis une fan de Brandon Sanderson et à ce titre je craignais un peu, en particulier étant donné le rythme d'écriture très soutenu de cet auteur, d'avoir à subir quelques déceptions, liées à une répétition de schémas, des personnages trop semblables, un monde pas vraiment original.
Eh bien, pas du tout !
En lisant les remerciements de l'auteur (oui, j'ai été très consciencieuse, car curieuse de comprendre d'où venait ce magnifique pavé de 1001 pages, riches en superbes illustrations), j'ai compris que les oeuvres déjà parues de l'auteur étaient un peu la partie immergée de l'iceberg. B.S explique avoir réfléchit une dizaine d'années à ce livre, dont le premier jet date de 1993. Ainsi, si quelques familiarités apparaissent avec d'autres oeuvres (une certaine méthode de combat - qui rappelle Mistborn, une catégorie d'oubliés, exploités jusqu'à une mort certaine et proche, les hommes-de-pont - les habitants d'Elantris, 3 personnages très différents, évoluant parallèlement, pour un destin commun - un choix de narration fréquent d'une façon générale), "The ways of kings" à une qualité particulière, une finition parfaite.
Le monde est étrange, fait de roches uniquement, ravagé très régulièrement par de violentes tempêtes, qui apportent pourtant la vie par les nutriments de l'eau du ciel ; la magie de ces orages permet également de "recharger" les sphères garnies de joyaux - à la fois monnaie d'échange, source de lumière et source d'énergie pour toutes sortes d'artifices créés par l'inventivité des hommes.
Les plantes foisonnent pourtant, mais des plantes étranges, aux coques pierreuses, dont les tentacules multicolores ou les feuilles savent se rétracter ou se rabattre pour se protéger des ardeurs du vent. Les animaux sont pourvus de carapaces, et évoquent plus des crustacés de toutes tailles et de tout acabit que des mammifères.
On devine que l'homme, ainsi que les précieux chevaux, doivent être issus d'un passé très lointain, au climat plus clément, ou alors de l'un des pays de ce monde, où les orages dévastateurs n'existent pas, et où les plantes de ne rétractent pas au moindre contact.
D'étranges formes mouvantes, translucides et de couleur variées, les "sprens", apparaissent régulièrement : il y a ceux du vent, du feu, de la passion, de la douleur, de la pluie, de la créativité, de l'infection des blessures ; de la mort imminente, parait-il même...
Le thème général du livre est le poids du passé, que l'on croit oublié, noyé sous les légendes, mais qui resurgit comme une marée montante, s'exprimant de curieuses façons : de la bouche des mourants, dans les dessins d'une jeune fille douée et déterminée, dans le courage d'un jeune homme brisé par le destin et dans l'étrange changement de personnalité d'un célèbre guerrier vieillissant.
À part un prologue et un pro-prologue, ainsi qu'une poignée d'interludes (qui auraient pu être barbants - mais qui sont passionnants, comme de minuscules nouvelles pour certains, distillant une information nébuleuse, tout en croquant le portrait de personnages savoureux), le récit concerne les habitants d'Alethkar. Ce pays est régit par un système de caste, les "yeux-clairs" étant les nobles et les "yeux-foncés" les inférieurs, avec un système d'échelons. Une dernière catégorie complète le tout, les parshmen, serviteurs totalement soumis, presque muets et sans personnalité ni volonté propres.
Le pays est en guerre depuis 6 ans, depuis l'assassinat du roi par l'Ennemi. Mais la guerre, dans les Plaines Brisées, une très étrange région où le sol rocheux est sillonné de profondes crevasses infranchissables, tourne à la farce. Les Hauts-Prince d'Alethkar sont en concurrence en permanence ; l'enjeu est, plutôt qu'anéantir l'ennemi, de remporter le trophée... Celui-ci est un énorme joyau, présent au coeur des cocons d'effroyables créatures qui sortent parfois des crevasses durant la nuit pour se transformer en pupes sur un des plateaux. Dès qu'un groupe d'éclaireurs signale la présence de l'un de ces cocons, le signal de la bataille est donné, les armées se précipitent de part et d'autre, c'est la ruée vers l'or et la gloire...
Mais cette progression vers la fortune et l'ennemi ne peut s'effectuer que grâce au sacrifice (involontaire) des hommes-de-pont, qui portent ces immenses constructions, de faille en faille, premières cibles des flèches de l'ennemi. Ces hommes, au rôle pourtant fondamental, puisqu'ils permettent le passage des soldats de plateaux en plateaux, jusqu'au lieu de la bataille, sont quantité négligeable, des esclaves pour la plupart. C'est pourtant parmi eux que finit Kaladin, jeune homme brillant, un "yeux-sombres" (je plains le traducteur !) promis autrefois à un tout autre destin.
Le deuxième protagoniste, Dalinar Kholin, est un héros parmi les "yeux-clairs", le frère du roi défunt ; il est également l'un des rares de ce monde à posséder l'armure magique - qui décuple les capacités physiques naturelles - et l'épée tout aussi magique - qui apparaît à volonté, dans une brume de glace, dans la main de son possesseur.
Le troisième personnage principal, Shallan, est une jeune fille subitement arrachée, de sa propre volonté, à son existence protégée de recluse dans la demeure familiale, pour venir s'abîmer dans les études, sous la houlette de la très intimidante Jasnah - soeur du roi actuel.
En effet dans ce monde (décidément bien étrange !) seules les femmes et les religieux (les "ardents") lisent, apprennent, expérimentent et créent. Les hommes combattent de préférence, ou sont fermiers (récolte des graines des plantes-cailloux, pour faire vite), ou bien artisans.
Ces trois personnes, aux destins et aux épreuves si différents, vont subir la même révélation troublante, quoique de façon fort différente : ils seront, tout au long du livre, inconsciemment et à leur dépens, le réceptacle de la magie, qui pourtant, aux connaissances actuelles n'"infuse" que les matériaux inertes. D'autres signes inquiétants se multiplient, l'assassin en blanc du roi défunt, être étrange qui tue en pleurant, continue de décimer les hauts-Princes, sous la commande d'un homme de l'ombre. Le monde court à sa perte, et seules quelques personnes en sont conscientes...
Ce livre, malgré sa longueur, a été très agréable et passionnant à lire d'un bout à l'autre. Le monde, si patiemment imaginé par l'auteur, se dessine peu à peu, les personnages sont minutieusement exposés, touchants et vivants. Les dialogues sont d'une grande finesse, l'intrigue complexe et intrigante, et les réflexions de fond d'une grande sagesse.
Ce livre est particulièrement abouti, soigné dans les moindres détails. Il mêle humour par touches légères, action, descriptions et dialogues avec justesse et mesure. J'ai retrouvée avec bonheur la retenue de cet auteur, qui sait montrer des réalités horribles et des sentiments puissants sans les imposer de plein fouet à son lecteur, laissant à celui-ci le libre arbitre de son imagination.
(Il y a tout de même de bonnes descriptions assez gores !... Mais rien d'insoutenable, malgré une réalité fréquemment terrible).
Neuf autres tomes sont prévus à la suite de "The ways of kings" ! Cela parait bien impressionnant... Toutefois, je me range à l'avis de la plupart des lecteurs de ce livre : il est exceptionnel, et la suite n'a pas démenti mes attentes !
"The words of radiance" :
"The Stormlight Archive" s'apprête à rentrer dans l'histoire de la fantasy.
Cette épopée magnifique offre sans doute aucun le profil d'un chef d'oeuvre en marche : la complexité de l'histoire globale, la digestibilité du récit, la brillance de la manière de conter, l'excellence de la psychologie des personnages (c'est une fan de Jane Austen qui vous le dit !), l'enthousiasme, l'imaginativité, la créativité, la personnalité, la maîtrise, la capacité à enchanter, à surprendre, à laisser deviner, le sens du détail, l'art de la suggestion (en particulier dans les descriptions) sont autant de preuves du génie de l'auteur.
Les illustrations intérieures sont toujours aussi belles ; elles n'ont qu'un défaut à mes yeux : je les aurais aimé encore plus nombreuses.
Fait inhabituel en ce qui me concerne, je me suis maintes fois surprise à soupirer après un film (enfin une série télé haut de gamme comme on en fait désormais) pour mettre en scène cette histoire en enchanteresse, si vivante, si colorée, si chaleureuse, tellement humaine.
Si ce livre peut avoir un défaut, c'est celui de réduite à l'état de petit joueur besogneux bien des auteurs de fantasy, même ceux qui ont inspiré l'auteur...
J'ai toujours d'énormes difficultés à "voir" les histoires qui m'étaient racontées. Il me faut des détails, des couleurs, des reliefs - et pourtant les descriptions m'ennuient dès qu'elles font semblant de s'éterniser.
Pourtant, dans ces deux romans (j'ai relu le précédent juste avant, pour bien profiter de ma lecture, et bien m'en a pris) les paysages sont extraordinaires. Cette faune et celle flore étrange, cette vie rythmée par les violentes tempêtes, sources de toute l'énergie et l'eau nécessaires à la vie et à la "technique" de ce monde que l'on devine "contre-nature", forme un cadre incroyablement présent, vivant, servi par tous nos sens. Les couleurs en particulier, comme dans toute l'oeuvre de Brandon Sanderson, sont largement à l'honneur. C'est je crois le seul auteur à manifester un attrait aussi vif pour celles-ci, les employant avec maîtrise pour souligner son art créatif.
Brandon Sanderson est un auteur étonnamment "féminin".
Sa manière de présenter ses personnages, les relations d'amour et d'amitié qui les lient, l'évolution de leurs psychologies, montre une patte subtile, délicate, chaleureuse - féminine donc ! (pas de "Houuuu" s'il vous plait messieurs ; je sais de quoi je parle et cela ne retire rien à vos viriles aptitudes et au talent des auteurs masculins).
Il reste "masculin" aussi, n'oubliant pas la baston, les supers pouvoirs, les combats rapprochés, les grandes batailles, les blessures, la mort, la gloire.
Et surtout peut-être, cet auteur a su garder son coeur d'enfant. Bien que "The Stormlight Archive" soit une oeuvre de fantasy d'allure classique, le récit ne présente pas les caractéristiques habituelles du genre, ses teintes sombres, désespérées, sérieuses... "adultes", diraient certains ?
Le récit, bien que parfois dramatique, traitant de passés troubles et torturés, des faiblesses humaines, de la mort, de l'injustice, est incroyablement positif, allègre, tourné vers l'avenir, le progrès, la modernité.
L'auteur s'amuse, certains passages sont vraiment très drôles, les dialogues, toujours contrôlés, sont vifs, spirituels ; la malice affleure sans cesse, dans les réparties, les personnalités, les situations.
De grands thèmes sont abordés et traités avec justesse et profondeur. Mais l'espoir, malgré la capacité de l'auteur à voir juste, à n'épargner personne, à ne rien négliger des faiblesses humaines, est toujours là.
Brandon Sanderson est un auteur que je peux lire en tout confort : je sais qu'il ne m'imposera jamais des choses gratuites et intolérables. Son immense talent le dispense d'utiliser les horreurs habituelles du genre qu'il aime traiter - le viol, la torture, la mort de personnages secondaires attachants, etc.
Les injustices et les événements terribles ne manquent pourtant, pas plus que les morts violentes dans ce monde ébranlé par un changement d'une violence inouïe, nourrie par les faiblesses humaines. Mais rien n'est jamais gratuit.
De plus, les personnages les plus sympathiques montrent une part d'ombre, nous forçant à les apprécier en toute connaissance de cause... enthousiasme et confiance en un avenir meilleur ne sont pas synonymes de naïveté et d'immaturité.
Je pense en particulier à un court chapitre d'interlude, qui raconte une petite jeune fille de 13 ans, Lift, brillante, naïve, courageuse, pétillante, qui use de son pouvoir (son "awesomeness") qui lui est tombé dessus sans crier gare, avec tout le naturel et la spontanéité de sa petite personne inéduquée, courageuse - remarquable dans son anonymat. La manière dont sont mises en scène ses étonnantes facultés (le pouvoir de la glisse et de la varappe !), sa relation avec son "Voidbringer" récalcitrant et bougon, la manière délicieuse de raconter cette courte scène, de présenter une poignée de personnages, de faire monter la tension et enfin de clôturer, est tout bonnement admirable.
Ce chapitre, une pépite, pourrait être un roman à lui tout seul. Brandon Sanderson manie l'art de raconter très longuement, mais aussi de raconter très court, une faculté bien rare...
Bon, avec tout ça, j'en oublie de parler de l'intrigue.
Eh bien ça avance ! On retrouve les personnages d'une manière très linéaire, très confortable. Les particularités du monde, de l’histoire ancienne de celui-ci, sont approfondies. Certains mystères se dévoilent, parfois à notre surprise ébahie (l'explication des actions du "méchant" découvert à la fin du tome 1 est incroyable d'intelligence, de créativité et de drôlerie), nous permettant parfois de les deviner à l'avance, ce qui est bien satisfaisant (la nature des Shardblades par exemple).
La société des Parshendis nous est enfin révélée, dévoilant une réalité très surprenante, que nous aurions bien été en peine d'imaginer et qui offre, d'une certaine manière, une tonalité très SF.
Les personnages sont de mieux en mieux cernés, évoluant lentement mais avec une sûreté admirable : aucun raccourci facile, aucune faute de complaisance et une justification pleine des actions et de la personnalité de chacun.
Les personnages centraux sont toujours les mêmes, avec un zoom particulier sur Kaladin, mais aussi Adolin et surtout Shallan, qui est sans aucun doute le personnage pivot de ce roman.
Brandon Sanderson est un féministe, un vrai ! Au lieu d'attribuer des caractéristiques masculins à ses personnages féminins au nom de la parité, il leur offre une vraie place, un vrai rôle, tout en leur laissant leurs attributs féminins : une prouesse !!
Shallan est un personnage étonnant. Sa fragilité et sa force, la manière dont elle prend sa vie en main, nous laissant même parfois sur le bord du chemin, ébahis et estomaqués, nous emporte exactement là où l'auteur le souhaitait - ce que nous ne pouvions certainement pas deviner. Pour qui aime les surprises de qualité, c'est admirable et enthousiasmant.
Kaladin n'est pas en reste : l'auteur n'oublie pas ce qu'il a infligé à son personnage, la manière dont sa personnalité a été forgée par les épreuves, et n'offre aucun raccourci facile pour le faire progresser. Le résultat n'en est que plus exceptionnel.
Les personnages secondaires et périphériques sont tous admirables de justesse et de précision, touchants, vrais : les non-humains, Syl, Patern, les parshmen, les mystérieux, l'assassin en blanc, Wit, les insolites, les membres du Pont Quatre.
Les modifications profondes de ce monde ébranlé par la montée en puissance de forces ancestrales, l'apparition de pouvoirs étonnants ("magiques", pourrait-on dire, bien que ce terme ne soit jamais utilisé dans ce monde porté vers le modernisme par ses inventions utilisant l'énergie du stormlight) nous surprennent et nous émerveillent. Les coups de théâtres se succèdent, les relations entre les personnages évoluent d'une manière pas toujours attendue, le lecteur est subjugué.
Tant de pléthore et de richesse devraient nous embrouiller : pourtant le lecteur est transporté,enchanté, enthousiasmé, mais jamais perdu.
Une prouesse, vous dis-je !
Je finirai bien par une ode aux "méchants".
Dans ce genre d'histoire il faut un méchant, ou même plusieurs ; et si possible des méchants intelligents. Les cataclysmes, les forces de la nature, la Mort, tout ça c'est bien gentil, mais un méchant à détester et surtout à comprendre c'est quand même mieux.
Brandon Sanderson a un talent (oui, entre autres !) c'est de justifier ses méchants. Ceux-ci sont souvent "de l'autre côté". Leur méchanceté n'est que relative, leurs actions sont logiques, et l'égoïste et la cruauté gratuite ne sont jamais employés pour justifier leurs actes.
Il est troublant et passionnant de comprendre les motivations de chacun, et l'auteur en profite au passage pour nous faire réfléchir sur un thème pourtant souvent oublié dans ce genre de récit épique : est-il envisageable de faire le mal pour faire le bien ? Où le héros doit-il s'arrêter ? Qu'est-il prêt à perdre de son humanité ? Quand bascule-t-il ?
Car enfin, quand le livre se clôture, force nous est de constater que nos "gentils" offrent bien des similitudes avec leur ennemis...
La fantasy "classique" me parait souvent lourde, pompeuse, ampoulée, indigeste malgré ses qualités.
Le ton de ces deux milles premières pages de Stormlight Archive est serein, enthousiaste, délicat, d'une force remarquable, d'une justesse étonnante, jubilatoire enfin !
Parmi les romans du genre, cette série s'inscrit dans les meilleurs histoires que j'aie jamais lues.
Et parmi les romans en tout genre... aussi.
Un firmament d'étoiles pour cette double merveille, et vivement le prochain !
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Éditeur en VO : Roc Éditeur en VF : L'Atalante
Paru le 27 avril 2010 Paru le 19 juin 2014
573 pages 656 pages
Traduction : Mikael Cabon
"Les Chevaux Célestes" n'appartient pas au domaine de la fantasy, mais plutôt à celui de la "variation historique". Le contexte d'une Chine Impériale d'il y a mille cinq cent ans ans m'a semblé très crédible, malgré mon manque totale de connaissances sur cette période dans cette partie du monde. Ce roman, aux grandes qualités littéraires, fera le bonheur des bons lecteurs, toutes générations confondues, qu'ils soient férus d'Histoire ou tout simplement de bonnes histoires...
L'ambiance n'est pas celle d'une épopée gigantesque, elle reste très intime, très introspective, sans nuire au rythme de la narration, qui est excellent. Le personnage principal, Shen Tai, est un jeune homme paisible et réfléchi, dont le tempérament se heurte régulièrement au poids des traditions, de son éducation, son enfance, sa famille... Son parcours classique de jeune homme de bonne famille est parfois ponctué d'une décision étonnante, voire même spectaculaire. C'est ainsi qu'il choisit, à ses risques et périls, d'honorer la mémoire de son père en transformant la période de confinement de deuil en une mission de dévouement inimaginable aux yeux de tous.
Cette décision - de porter secours aux âmes des morts du dernier champ de bataille, qu'elles soient de son peuple ou de l'ancien ennemi - loin de l'exposer à l'opprobre et au châtiment, lui gagne l'admiration sans borne de tous.
Une princesse de son pays, exilée par le mariage en terre si récemment ennemie, l'honore d'un cadeau qui défie l'imagination, 250 chevaux rarissimes, d'une valeur incroyable.
Ce cadeau inespéré et démesuré arrache définitivement Tai à son relatif anonymat et l'expose aux turpitudes du monde politique, auxquelles il aurait, sans doute, préféré échapper...
Dès lors, il doit utiliser son intelligence et les amitiés qui s'offrent à lui de façon souvent inespérée, pour rester vivant, tout simplement. Car tous les puissants dardent un regard concupiscent sur cette horde d'animaux mythiques, la vie du jeune homme n'ayant plus de poids qu'à leur regard.
Le récit se déroule avec une lenteur pleine de finesse et de réflexions. Malgré le thème épique, la grande majorité du récit ne cible à chaque fois qu'une poignée de personnages : Tai la plupart du temps, mais aussi sa sœur, Li-Mei, au destin contrarié, les puissants de ce monde impérial, et aussi quelques personnages tertiaires, qui donnent une note originale à la trame.
L'action ne survient vraiment qu'en fin de livre, après un déroulement tout en douceur que je n'attendais pas de ce livre, étant donné le thème de départ.
L'ambiance est en accord avec la volonté de la presque totalité des personnages de vivre leur vie selon des principes d'harmonie et de traditions, s'épanouissant dans la musique et la poésie. La violence qui surgit parfois n'en est que plus choquante.
Un importance particulière est accordée à la place des femmes dans cette histoire, mais uniquement celles qui bénéficient de la douteuse bénédiction d'être belles, jeunes et pour certaines, bien-nées.
Cette aveuglement au sort des autres femmes, si nombreuses, et la fascination pour la séduction - autant naturelle qu'acquise - des beautés de ce récit m'a semblé curieusement naïf. Tai (et l'auteur peut-être également, je me suis posée la question) semble idéaliser la position des courtisanes, alors même que toutes les obligations de leur servitude sont exposées avec délicatesse et empathie.
J'ai beaucoup aimé ce livre lors de ma première lecture en VO, voici quatre ans, mais je ne l'avais pas adoré, sans doute en raison du cadre historique, qui n'attisait pas particulièrement ni mon intérêt ni ma curiosité, et aussi pour une vague raison d'affinités. Pourtant, le temps écoulé, j'ai envie de le relire, un signe rare désormais - un signe qui souligne la qualité intrinsèque du récit, qui a su laisser son empreinte alors que les détails s'estompaient de ma mémoire, et qui donne sa place au roman sur ce blog de mes "best of".
Ma seule expérience de l'auteur jusqu'alors avait été Tigane, un roman auquel je n'avais jamais pu accrocher et que j'avais lu péniblement ligne après ligne, page après page, sans jamais être ni émue ni passionnée. Sur des conseils avisés j'ai fait une nouvelle tentative avec "Les Chevaux Célestes" et je n'ai pas été déçue, trouvant dans ce roman toutes les qualités que les lecteurs enthousiastes de "Tigane" avaient notées.
Pourtant, curieusement, les deux livres ont une ambiance similaire. Mais dans "Tigane" les personnages, sans être stéréotypés, étaient figés, leurs émotions, sans être clichées, étaient convenues, et l'ambiance du livre m'avait semblé bien plate, et sa lecture... poussive.
"Les Chevaux Célestes" est d'un tout autre tonneau à mon avis, avec une écriture plus mature, et possède une personnalité qui échappait complètement à "Tigane".
Cette conclusion est bien entendu le fruit de l'analyse que j'en ai fait pour expliquer ma divergence d'opinion entre ces deux lectures, et non pas un jugement absolu !
Enfin, je n'ai pas encore eu l'occasion de feuilleter ce roman en version française mais, étant le soin habituel apporté par l'Atalante à ses traductions, je pense que la qualité ne peut qu'être au rendez-vous !
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Éditeur en VO : Tor
Paru le 22 avril 2014
300 pages
J'ai adoré chacun des romans de l'auteur, en particulier le fantastique "Raising Stony Mayhall", dont la version française, "L'éducation de Stony Mayhall" sort très bientôt, et je m'attendais à une lecture de qualité. J'ai pourtant été très surprise par le niveau exceptionnel de la narration de ce roman : d'une brillance extrême, très drôle, très émouvant.
Pour la première fois à ma connaissance l'auteur prend la parole pour son héros - une héroïne. Ce récit, écrit à la première personne du singulier, d'une justesse étonnante, est incroyablement percutant.
Le personnage principal, Lyda, est atypique : une femme mûre, au passé étrange, à la personnalité pour le moins troublée et qui a la particularité d'être homosexuelle - un trait finalement pas si fréquent que ça dans les romans, en tout cas avec ce genre de traitement, tout en simplicité et en authenticité.
Le contexte est celui d'un futur proche, suffisamment décalé pour être dépaysant et suffisamment semblable à notre quotidien pour interpeller le lecteur à bien des niveaux. La principale évolution scientifique (outre l'extension numérique prévisible, avec en particulier l'usage omniprésent des "crayons" à écran étirable, descendants de nos smartphones, qui s'achètent par paquets comme des stylos Bic !) est dans la chimie : les nouvelles drogues affluent, des drogues à usage médical, fréquemment détournées illégalement pour les usages et profits habituels.
Rien de nouveau et pourtant un sentiment permanent d'étrangeté à voir vivre cette société qui nous ressemble tant - mais en plus bizarre et plus inquiétant.
La narration offre de très courts et rares interludes, intitulés "paraboles", très faciles à lire, qui servent admirablement le récit. Il y a aussi de brefs zooms sur un inquiétant/pathétique personnage, qui utilise une drogue pour se transformer... en psychopathe.
Le thème central du récit est en effet la psychiatrie. Les personnages sont pour beaucoup des scientifiques, comme Lyda, qui a vécu une période dramatique ayant conduit à son internement en hôpital psychiatrique, où se déroule le début du récit.
Cette période trouble, qui date d'une dizaine d'années, et suite à laquelle Lyda a tout perdu, son épouse, son travail, sa santé mentale, a comme pivot la découverte d'une drogue, Numinous. Les effets secondaires de cette substance sont dramatiques à long terme et surtout en cas d'overdose, et ont sensément conduit à son interdiction et à sa destruction - sensément car tout est là : Lyda a deviné que la vague de suicides récents ne pouvait être que l'oeuvre de cette drogue dévastatrice, une drogue qui vous offre, en toute simplicité... Dieu !
La manière dont le lecteur remonte lentement le temps, découvre peu à peu ce qui s'est passé dix ans plus tôt, qui étaient les autres personnes incriminés, tout en faisant leur connaissance en temps réel, possède une qualité littéraire de fluidité et de "pesanteur" qui m'ont fortement évoqué "Le Maître des illusions" de Dona Tartt, bien que les deux histoires n'aient rien à voir.
Le thème principal, celui de la schizophrénie en mode "normal", offre quelques points communs avec cette splendide novella de Brandon Sanderson : "Légion". Pour la malice affleurante, le traitement jubilatoire d'une soi-disant anomalie et la réflexion sur la possible apparition de néo-humains, aux pouvoirs surnaturels.
Le ton n'est pas vraiment introspectif malgré la richesse psychologique offerte par les thèmes traités : la narratrice est lasse, dépressive, mais aussi brillante et dotée d'un "dry humor" hautement satisfaisant.
Cette femme solitaire, un peu brusque, nous devient peu à peu attachante, à travers ses actes et ses relations avec autrui.
Le rythme n'a rien de mou, malgré l'ambiance douloureuse et nostalgique. L'urgence de la situation, alors que Lysa part dans un road-moovie en compagnie de sa fascinante jeune maîtresse (une sorte de James Bond au féminin en petit format, folle à lier sans médicaments et terriblement handicapée sous traitement) à la recherche des ses anciens collaborateurs, pour trouver qui où et comment cette drogue interdite est de nouveau produite, offre de nombreux rebondissements.
La réflexion de fond est puissante : une drogue qui donne la conviction, intime et inébranlable - quelles qu'aient été les précédentes convictions de la personne - de la présence aimante et omnisciente de Dieu dans un coin de votre cerveau ET qui vous transforme en un être parfaitement charitable et dévoué aux autres, peut-elle réellement être mauvaise ?
Le roman nous offre un panel d'étonnantes personnalités, en particulier celles des personnes qui, ayant overdosé Numinous, ont développé un deuxième "soi" schizophrénique, leur Dieu, qu'ils voient clairement et auquel ils s'adressent comme à une personne totalement différente d'eux-même. L'effet de la drogue est si puissant que les plus cartésiens doivent lutter jour après jour pour se convaincre que cette personne si familière, d'une aide si précieuse, n'existe pas. L'interprétation en non-stop de la situation par Lyda, qui décode et repousse de toutes ses forces l'évidence offerte par tous ces sens, est un des atouts majeures du récit.
Le side-kick de Lyda, le Dr Grace, est un personnage fascinant, d'une présence romanesque remarquable.
Le développement du récit va permettre d'élucider le passé, de prendre la température de ce monde subtilement décalé, mais aussi d'assister à la renaissance de l'héroïne qui, minée par son passé, avait perdu tout espoir et toute envie de vivre.
Il permet aussi d'apporter toutes les réponses... même les plus étonnantes !
Pour conclure "Afterparty" est l'un de ces livres atypiques que j'adore, ceux qui offrent une réflexion de fond originale et audacieuse, des personnages très humains, tourmentés mais aussi très chaleureux, des horreurs jamais gratuites, un style brillant, élégant et plein d'humour en demi-teinte et de malice dans les détails, et enfin un mixte de thèmes qui rend le récit plutôt inclassable.
Ce roman a un potentiel de séduction fantastique pour une certaine catégorie de lecteurs.
Reste à les trouver !
(à noter que c'est très visuel, riche en actions, en scènes assez spectaculaires et en dialogues haut de gamme, et que ça ferait un film extraordinaire !)
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Éditeur en VO : Ace Éditeur en VF : Bragelonne
Paru le 2/07/2013 (après une auto-édition) Paru le 18/06/2014
592 pages 672 pages
Traduction : Maxime le Dain
Il est difficile de louer ce livre, pourtant exceptionnel, que je m'apprête à relire une troisième fois, avec dans aucun doute le même plaisir et la même émotion, avant de découvrir le tome 2, "Toxer Lord" qui sort tout juste en VO.
Le thème de départ sonne comme un classique et rien d’ébouriffant ne vient frapper le lecteur dans ce récit de fantasy, lent sans lenteur, profond sans fioriture et passionnant sans esbroufe.
De plus, s'il m'avait été succinctement présenté, comme l'apprentissage d'un guerrier dans un monde de fantasy classique et plutôt impitoyable, je n'aurais sans doute pas été tentée de le lire.
Par chance, je l'ai lu "en aveugle", suite à une recommandation, et cette lecture a été directement propulsée en haut de mon best off, tous genres confondus, événement qui m'a confortée dans ma conviction qu'un livre peut toujours nous surprendre !
Les premiers notes de ce livre ne peuvent manquer d'évoquer Le Nom du vent de Patrick Rothfuss. Pourtant, il serait dommage de comparer les deux romans, ou alors peut-être comme un exercice développé par deux élèves tout deux brillants mais très différents. Bien sûr, Blood Song n'a pas le panache, la verve et l'insolence du Nom du Vent, mais sous des dehors plus sobres, ce roman possède des qualités intrinsèques de justesse, d'humanité et d'authenticité remarquables.
Le Nom du Vent m'a charmée, mais Blood Song m'a émue...
Très curieusement, car les deux livres n'ont presque rien à voir, Blood Song a rejoint dans mon ressenti une lecture ancienne qui m'a beaucoup marquée, l'histoire d'une petite fille donnée en apprentissage de la dentelle, qui subit une enfance tronquée, dédiée à un dur labeur, et qui grandit pour devenir une jeune femme hors du commun : La dentellière d'Alençon. Les qualités de ces deux livres, pour leurs personnages, le déroulé de l'histoire, l'authenticité, la volonté de crédibilité historique, me paraissent très proches, et leurs traitements très similaires malgré toutes leurs disparités.
Il est très difficile de faire vivre avec crédibilité un personnage parfait, du moins sans avoir recourt à la dérision (ou l'auto-dérision). Pourtant, avec Vaelin, Anthony Ryan réussit ce miracle. Je ne sais pas si plus d'une poignée de personnages, au court de mes lectures, m'ont autant touchée que ce petit garçon, arraché à sa famille sans explications et soumis à la vie impitoyable du Sixième Ordre de la Foi, celui qui dédie ses hommes à la guerre.
L'auteur a le soin de gratifier son personnage de petites faiblesses : chacun de ses Frères les plus proches excelle dans un domaine où lui n'est que brillant, son cheval est une teigne qui ne s'adoucira jamais, sa gaucherie de jeune homme à l'hygiène basique, lors de son stage au sein de l'ordre des soins, le desservira, etc. De petits détails, qui ne masquent pas l'étendue de ses qualités, mais qui donnent une personnalité attachante à ce personnage pétri de qualités de noblesse.
Les prémices m'ont inquiétée. L'ambiance de l'école semble excessivement rude, à la limite de la cruauté. Pourtant, très vite on devine que les maîtres, parfois des hommes brisés, et toujours des survivants, n'ont qu'un but alors qu'ils éduquent d'une main souvent brutale les garçons qui leur sont confiés : leur survie à long terme. Et si les enfants l'ignorent, se contentant de se serrer les coudes en profitant des rares avantages de leur condition (une nourriture pléthorique, une appartenance à une confrérie, et enfin l'amitié), le lecteur, tout comme Vaelin (alors qu'il compare les années écoulées au travail de fabrication d'une lame) le comprendront peu à peu :
"Sollis [un de leurs maîtres] ne s'adoucissait pas ; c'est bien eux qui s'endurcissaient. Ils nous a martelés, comprit-il. Il est notre forgeron."
On est également surpris de comprendre que ce cadre de vie si fermé qu'il évoque une prison, peut être quitté à tout instant, par souhait du novice ou s'il échoue aux épreuves. Celui-ci est alors raccompagné au dehors, et gratifié de quelques pièces d'or. Cette perspective, d'abord rassurante, devient peu à peu une hantise, alors que les années s'écoulent et que le Sixième Ordre façonne ses Frères, les fidélisant par la dureté même de son enseignement.
La première partie (après une introduction un peu aride, qui annonce le reste du récit en flash-back - j'ai beaucoup plus apprécié ce court passage lors de ma relecture) dédiée à l'enfance de Vaelin au sein du Sixième Ordre, a le charme des récits initiatiques, avec l'intensité d'un quotidien ponctué d'évènements dramatiques. La personnalité de Vaelin évolue tout en douceur, de celle d'un petit garçon intelligent et sensible à un jeune homme réservé, empathique, déterminé et brillant : les Frères qui survivent à l'intégralité de leur formation au sein de l'Ordre guerrier sont les meilleurs. Il est d'ailleurs très satisfaisant de mesurer régulièrement l'impact de leurs incroyables capacités à travers les réactions de l'entourage extérieur.
Ce roman a en effet une qualité infiniment romantique : non pas au sens de la romance (quoiqu'il en existe une, se dessinant peu à peu, avec encore ici une justesse, une authenticité et une émotion remarquables) mais au sens fondamental du terme.
Il est vraiment enthousiasmant de suivre les aventures des jeunes gens, et de Vaelin en particulier, que ce soit dans les petites choses de leur quotidien ou les grandes de leurs exploits. Cette vision intérieure de la naissance d'un héros est très satisfaisante et permet un attachement infaillible au personnage de Vaelin.
De même, avoir accès aux pensées du jeune homme, alors que celui-ci apparait comme un implacable combattant, austère et effrayant, participe à cette jubilation (curieusement d'une manière très semblable à celle employée dans les délicieuses romances historiques).
Quant à la vision de sa personne par l'ennemi (celle offerte dans le prologue), elle m'a puissamment évoqué le personnage du père de Miles, dans les premiers livres de l'inoubliable sage Vorkosigan de Loïs McMaster Bujold, alors qu'Aral Vorkosigan est connu sous le nom du "Boucher de Komar"... (La Saga Vorkosigan intégrale, et son premier tome : "Chute libre ; L'honneur des Cordelia ; Barrayar").
Les amateurs de gloire guerrière seront satisfaits : les actes de bravoure et les combats sont fréquents et ne nous épargnent pas. Pourtant, contrairement à bien des récits de ce genre, le roman ne fait pas l'apologie de la guerre, pas plus que son procès. Tout au long du récit, Vaelin réfléchit à la dualité de sa vocation imposée : défendre les faibles est noble, et il a appris à le faire à la perfection, mais tuer est une abomination, qui le détruit peu à peu. Un point de vue féminin, celui d'une jeune femme appartenant à l'ordre des soins, met régulièrement un contrepoint à cette réflexion en montrant un dévouement opposé : soigner et ne jamais ôter la vie, même indirectement.
D'une façon plus générale, une réflexion sur l'injustice du destin de ces enfants, façonnés inlassablement et brutalement pour devenir des machines à tuer, est menée tout au long du roman. Bien des Frères n'en sortent pas indemnes, et les profils psychologiques des contemporains de Vaelin, mais aussi de leurs maîtres, en sont l'illustration permanente.
Cette démonstration m'a pleinement convaincue, là où un classique encensé de tous, "La stratégie Ender", d'Orson Scott Card, m'a déçue au point d'en abandonner la lecture.
Les personnages sont d'ailleurs tous excellents. Les rapports entre ceux-ci sont tout en finesse, sans aucun raccourci facile, aucun stéréotype, là encore l'authenticité est parfaite. Les psychologies de certains personnages, comme celle du roi, ou de sa fille, sont très subtils, et participent au déroulement d'une histoire complexe mais jamais compliquée.
Enfin, le contexte "fantasy" est intéressant sans être omniprésent. Il n'apparait que peu à peu, comme toile de fond à la vie de Vaelin, et l'on ne comprend que tardivement comment de nombreuses petites choses disséminées ça et là se lient pour former une intrigue cohérente, qui se forme et se dénoue dans la dernière partie, pour clôturer ce livre et annoncer sa suite.
J'ai particulièrement apprécié l'idée d'une Foi puissante, fanatique même, sans Dieu : ces croyants croient en l'au-delà et en la puissance des défunts.
Mais j'aurais failli à ma tâche si je vous laissais entendre que ce roman est sinistre ! S'il est poignant et nous livre une réflexion juste et profonde sur l'art de la guerre, il est également passionnant, distrayant, émouvant et souvent emprunt d'une malice touchante. Par toutes ses qualités, je crois ce livre capable d'unifier les foules, et de plaire à un lectorat très étendu. Je suis ravie de le voir enfin traduit !
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