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"Afterparty" de Daryl Gregory
Éditeur en VO : Tor
Paru le 22 avril 2014
300 pages
J'ai adoré chacun des romans de l'auteur, en particulier le fantastique "Raising Stony Mayhall", dont la version française, "L'éducation de Stony Mayhall" sort très bientôt, et je m'attendais à une lecture de qualité. J'ai pourtant été très surprise par le niveau exceptionnel de la narration de ce roman : d'une brillance extrême, très drôle, très émouvant.
Pour la première fois à ma connaissance l'auteur prend la parole pour son héros - une héroïne. Ce récit, écrit à la première personne du singulier, d'une justesse étonnante, est incroyablement percutant.
Le personnage principal, Lyda, est atypique : une femme mûre, au passé étrange, à la personnalité pour le moins troublée et qui a la particularité d'être homosexuelle - un trait finalement pas si fréquent que ça dans les romans, en tout cas avec ce genre de traitement, tout en simplicité et en authenticité.
Le contexte est celui d'un futur proche, suffisamment décalé pour être dépaysant et suffisamment semblable à notre quotidien pour interpeller le lecteur à bien des niveaux. La principale évolution scientifique (outre l'extension numérique prévisible, avec en particulier l'usage omniprésent des "crayons" à écran étirable, descendants de nos smartphones, qui s'achètent par paquets comme des stylos Bic !) est dans la chimie : les nouvelles drogues affluent, des drogues à usage médical, fréquemment détournées illégalement pour les usages et profits habituels.
Rien de nouveau et pourtant un sentiment permanent d'étrangeté à voir vivre cette société qui nous ressemble tant - mais en plus bizarre et plus inquiétant.
La narration offre de très courts et rares interludes, intitulés "paraboles", très faciles à lire, qui servent admirablement le récit. Il y a aussi de brefs zooms sur un inquiétant/pathétique personnage, qui utilise une drogue pour se transformer... en psychopathe.
Le thème central du récit est en effet la psychiatrie. Les personnages sont pour beaucoup des scientifiques, comme Lyda, qui a vécu une période dramatique ayant conduit à son internement en hôpital psychiatrique, où se déroule le début du récit.
Cette période trouble, qui date d'une dizaine d'années, et suite à laquelle Lyda a tout perdu, son épouse, son travail, sa santé mentale, a comme pivot la découverte d'une drogue, Numinous. Les effets secondaires de cette substance sont dramatiques à long terme et surtout en cas d'overdose, et ont sensément conduit à son interdiction et à sa destruction - sensément car tout est là : Lyda a deviné que la vague de suicides récents ne pouvait être que l'oeuvre de cette drogue dévastatrice, une drogue qui vous offre, en toute simplicité... Dieu !
La manière dont le lecteur remonte lentement le temps, découvre peu à peu ce qui s'est passé dix ans plus tôt, qui étaient les autres personnes incriminés, tout en faisant leur connaissance en temps réel, possède une qualité littéraire de fluidité et de "pesanteur" qui m'ont fortement évoqué "Le Maître des illusions" de Dona Tartt, bien que les deux histoires n'aient rien à voir.
Le thème principal, celui de la schizophrénie en mode "normal", offre quelques points communs avec cette splendide novella de Brandon Sanderson : "Légion". Pour la malice affleurante, le traitement jubilatoire d'une soi-disant anomalie et la réflexion sur la possible apparition de néo-humains, aux pouvoirs surnaturels.
Le ton n'est pas vraiment introspectif malgré la richesse psychologique offerte par les thèmes traités : la narratrice est lasse, dépressive, mais aussi brillante et dotée d'un "dry humor" hautement satisfaisant.
Cette femme solitaire, un peu brusque, nous devient peu à peu attachante, à travers ses actes et ses relations avec autrui.
Le rythme n'a rien de mou, malgré l'ambiance douloureuse et nostalgique. L'urgence de la situation, alors que Lysa part dans un road-moovie en compagnie de sa fascinante jeune maîtresse (une sorte de James Bond au féminin en petit format, folle à lier sans médicaments et terriblement handicapée sous traitement) à la recherche des ses anciens collaborateurs, pour trouver qui où et comment cette drogue interdite est de nouveau produite, offre de nombreux rebondissements.
La réflexion de fond est puissante : une drogue qui donne la conviction, intime et inébranlable - quelles qu'aient été les précédentes convictions de la personne - de la présence aimante et omnisciente de Dieu dans un coin de votre cerveau ET qui vous transforme en un être parfaitement charitable et dévoué aux autres, peut-elle réellement être mauvaise ?
Le roman nous offre un panel d'étonnantes personnalités, en particulier celles des personnes qui, ayant overdosé Numinous, ont développé un deuxième "soi" schizophrénique, leur Dieu, qu'ils voient clairement et auquel ils s'adressent comme à une personne totalement différente d'eux-même. L'effet de la drogue est si puissant que les plus cartésiens doivent lutter jour après jour pour se convaincre que cette personne si familière, d'une aide si précieuse, n'existe pas. L'interprétation en non-stop de la situation par Lyda, qui décode et repousse de toutes ses forces l'évidence offerte par tous ces sens, est un des atouts majeures du récit.
Le side-kick de Lyda, le Dr Grace, est un personnage fascinant, d'une présence romanesque remarquable.
Le développement du récit va permettre d'élucider le passé, de prendre la température de ce monde subtilement décalé, mais aussi d'assister à la renaissance de l'héroïne qui, minée par son passé, avait perdu tout espoir et toute envie de vivre.
Il permet aussi d'apporter toutes les réponses... même les plus étonnantes !
Pour conclure "Afterparty" est l'un de ces livres atypiques que j'adore, ceux qui offrent une réflexion de fond originale et audacieuse, des personnages très humains, tourmentés mais aussi très chaleureux, des horreurs jamais gratuites, un style brillant, élégant et plein d'humour en demi-teinte et de malice dans les détails, et enfin un mixte de thèmes qui rend le récit plutôt inclassable.
Ce roman a un potentiel de séduction fantastique pour une certaine catégorie de lecteurs.
Reste à les trouver !
(à noter que c'est très visuel, riche en actions, en scènes assez spectaculaires et en dialogues haut de gamme, et que ça ferait un film extraordinaire !)
Tags : afterparty, daryl gregory, tor, schizophrénie, drogue
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