• "Morwenna" de Jo Walton ("Among others" en VO)


    "Morwenna" de Jo Walton ("Among others" en VO)

    (Éditeur : Denoël, collection Lunes d'Encre)

    (Sorti le 10/04/2014 - 352 pages - Traduit de l'anglais par Luc Carissimo)

     

    Ce roman a reçu le prix Nebula en 2011 et, bien que ce ne soit certainement pas un livre "grand public", je comprends absolument pourquoi il a été ainsi récompensé : c'est tout simplement un VRAI roman. Une histoire simple, sobre, mais aussi puissante, très personnelle et qui a un parfum d'authenticité rarement rencontré.

    Le récit est écrit à la première personne du singulier, par le personnage central du livre, Morwenna - surnommé Mori. La jeune fille écrit son journal (à l'envers de façon à ce qu'il ne puisse pas être lu facilement !) et ce fait ne parait jamais comme un artifice pour faire passer émotions et informations. L'écrivain disparaît complètement, seule Morwenna reste. Morwenna et le lecteur, qui comprend petit à petit ce qui a conduit à la situation présente.

    La qualité d'écriture de ce roman, intime et fluide, est exceptionnelle. J'ai parfois pensé à un autre livre, "Sunshine" de  Robin McKinley (sans les digressions toutefois) ou aux livres de Victoria Clayton, qui aime semer ses romans de références littéraires avec beaucoup d'enthousiasme et sans aucune pédanterie.

    Dans un même genre, très intime, envoûtant et avec une part limitée de surnaturel - pas parce qu'on doute de son existence, mais plutôt parce qu'il est si bien intégré à l'histoire qu'il n'est pas le centre de l'intrigue, même s'il en est le moteur - la série de Septenaigue de Juliet Marillier est du même excellent tonneau ("Sœur des cygnes", tome 1 et 2, chez l'Atalante).

    L'histoire se passe en Angleterre, dans les années 80. Ce choix n'a rien d'anodin, illustrant le souhait de l'auteur d'échapper à la tyrannie des récits actuels, où rien ne peut être envisagé sans internet et téléphones portables. De plus, le récit est un ode permanent à l’essor de la "ScienceFi" pendant cette époque et présente, peut-être avec une certaine malice, les difficultés d'alors à se procurer les livres ainsi qu'à partager sa passion avec d'autres lecteurs. Nul doute que bien des lecteurs de ma génération se reconnaîtront dans cette quête fébrile, à l'époque où rien n'était jamais acquis immédiatement.

    Mori a dû quitter le pays de Galles où elle a grandi, entourée de sa sœur jumelle, de ses grands-parents, de ses oncles et tantes, de ses amis, pour aller vivre en Angleterre chez son père, qu'elle ne connaît pas. Celui-ci vit chez ses trois sœurs, qui semblent le dominer entièrement, et Mori est envoyée sans délai dans la pension so british du coin où toute la famille paternelle féminine a défilé.

    Quelque chose de terrible s'est passé. On ne sait pas quoi exactement, si ce n'est qu'il y a, bizarrement (bizarrement car le récit est si pragmatique, et que Mori est une scientifique dans l'âme) une histoire de de "fées", une mère inquiétante (folle ? mauvaise ? sorcière ?), un accident qui a coûté la vie à la soeur jumelle et laissé Mori avec une patte folle et douloureuse, et enfin des services sociaux indifférents au fait que Mori n'ait pas été élevée par sa mère, mais par tout le reste de sa famille : Mori n'a que quinze ans et doit être remise à la garde de son père.

    Mori devrait être terriblement malheureuse, mais elle semble faire contre mauvaise fortune bon coeur, malgré la situation qui n'a rien de réjouissant : elle souffre beaucoup de sa jambe et de sa hanche accidentées, elle n'a plus personne d'aimant à ses côtés, l'école où elle atterrit la rebute complètement et, brusque et solitaire, elle n'a rien pour attirer la sympathie. On devine rapidement qu'elle se remet peu à peu d'un choc violent, aussi psychologique que physique, que l'accident qui a coûté la vie à sa soeur n'était pas un hasard, mais un risque encouru volontairement pour sauver le monde du mal et que Mori, malgré la situation si douloureuse, ne regrette rien.

    Mori est courageuse, stoïque même. Elle supporte la vie de la pension, se réfugiant dans ses livres, ayant au moins le confort d'être une excellente élève et de pouvoir échapper aux nombreuses activités sportives du fait de son état de santé. A la place elle lit. Elle lit aussi le matin, avant le réveil général du dortoir, durant la demi-heure du soir avant l'extinction des feux, elle lit pendant les cours ennuyeux, elle lit pendant les pauses, bref elle lit en permanence, enchaînant sans coup férir lecture sur lecture !

    Les connaisseurs auront ainsi le plaisir de croiser des auteurs connus (ce n'a presque jamais été mon cas, mais je n'en ai pas été gênée). Mori adore Ursula le Guin, Delany, Zelazny and Heinlein (même si elle trouve sa fantasy nulle), découvre les premiers livres de Pern d'Anne McCaffrey.

    La vision de cette école très typée, avec son règlement non écrit qui régit subtilement le classement interne des élèves, le manque total d'intimité, les dons significatifs de gâteaux, les points donnés ou retirés par les préfets ou les professeurs, rappellera à bien des lecteurs français la vision donnée par la lecture des Harry Potter !

    Plus qu'être une élève brillante, Mori est précoce, peut-être même sur-douée. Et le rendu d'une personne à la fois très jeune et très intelligente est exceptionnel. Mori n'est pas naïve, a l'esprit large, mais garde une certaine candeur très touchante malgré son ton, toujours ferme, pragmatique et passionné. On entend réellement penser une jeune fille brillante de quinze ans, sans jamais aucune fausse note, c'est incroyable d'authenticité.

    Le pan "magique" de l'histoire, quoique fondamental, est assez peu développé et ne peut pas constituer un élément d'appel pour le lecteur. L'idée de fond est pourtant très intéressante : la magie présentée ici (une magie non reconnue, jamais publique) est telle qu'il n'est jamais possible de savoir si l'acte magique a porté ses fruits au non ! J'ai trouvé cette idée excellente et bien mise en scène.

    Comme le dit si bien un commentateur du côté anglais d'Amazon, Federhirn : "C'est une histoire qui parle de fées et de magie, mais d'une manière que je n'avais encore jamais vue. Ce livre se situe dans notre monde, et pas dans un autre, et le lecteur se trouve vite à se demander s'il s'agit d'une histoire sur le thème de la croyance en les fées et la magie, plutôt qu'une histoire de fées et de magie. Les choses sont si subtilement entrelacées et si bien amenées que je n'ai jamais su à quoi m'en tenir à propos de la narratrice, ce qui m'a offert une lecture particulièrement intéressante".

    Ce livre, qui part dans une ambiance très sombre, est pourtant très positif : c'est l'histoire d'un deuil, du deuil d'une sœur pour sa sœur jumelle, du deuil de l'enfance. L'aspect "magique" est plus un à-côté, un des paramètres de ce qu'est Mori. Le courage stoïque de cette jeune fille, qui refuse de se laisser submerger par le désespoir et qui arrive, par un moyen ou un autre, à supporter son nouveau cadre de vie, à se faire des amis qui partagent sa passion et qui réapprend à aimer la vie, à lui faire confiance, est remarquable.

    Il est bien difficile de mettre en valeur ce roman dont les qualités sont dans la sobriété, je vais donc rajouter quelques passages que j'ai trouvés frappants (traduction personnelle, non garantie !) :

    "Une des choses que j'ai toujours appréciées avec la science-fiction, c'est la manière qu'elle a de vous faire penser aux choses, et de vous faire considérer les choses sous un angle auquel vous n'avez encore jamais pensé. Dorénavant j'aurai une attitude positive face à la sexualité"

    [à propos de sa mère]

    "Je l'ai vu sortir vêtue d'une robe de mariée pour aller faire les courses, d'un manteau d'hiver en juillet, ou à peine couverte en janvier. Ses cheveux sont longs et noirs, et mêmes coiffés ils font penser à un nid de serpents. Si elle portait un imperméable et une écharpe ce serait comme un déguisement, une étoffe jetée sur un autel après un sacrifice"

    [à propos de son grand-père paternel, qu'elle vient de rencontrer pour la première fois]

    "J'aime bien Sam. J'ai désolée de lui dire au revoir. J'ai noté son adresse et lui ai donné la mienne à l'école. J'aurais voulu lui parler de ce qu'est qu'être juif et de ce que Sharon a dit, et aussi de lui parler de mes idées sur le fait d'être un riche juif, mais je ne voulais pas le faire en présence de mon père. C'est plus simple avec Sam. D'abord je n'ai pas à me sentir reconnaissante envers lui, ensuite lui n'a pas à se sentir coupable envers moi".

    [reportant l'une des frustrantes conversations avec l'une des "fées", Glorfindel]

    " "Mi-chemin", dit Glorfindel. Et il ne voulait pas dire que j'étais à moitié morte sans elle [sa soeur] ou qu'elle était à moitié passée, ou rien de ce genre, mais il voulait dire que j'en étais à la moitié de ma lecture de "Bable 17" et que si je continuais je ne saurais jamais la fin du livre.

    On peut imaginer des raisons plus bizarres pour rester en vie.

    Il y a les livres. Il y a tante Teg et Grampa. Il y a Sam et Gill. Il y a le prêt inter-bibliothèques. il y a les livres dans lesquels on peut tomber et tirer au-dessus de soi comme une couverture. Il y a l'espoir lointain d'un karass un jour. Il y a Glorfindel qui se préoccupe autant de moi qu'un être féérique est capable de se soucier de quelque chose ou de quelqu'un".

    "Les montagnes me manquent. Elles ne me manquaient pas avant, sauf quand je me disais à quel point c'était affreusement plat par ici. Mais maintenant que je suis rentrée à la maison et que je les ai eu autour de moi pour un moment, elles me manquent vraiment, plus que ma famille vivante, plus qu'être capable de fermer la porte des toilettes. Ce n'est pas vraiment complètement plat ici, ça roule, et je peux voir les montagnes du Pays de Galles au nord quand le temps est dégagé. Mais ça me manque de ne pas avoir les collines bordées autour de moi".

    "Ça me rend un peu mélancolique de me souvenir, mais un peu des sentiments de sécurité et d'excitation du souvenir me reviennent aussi. Les souvenirs sont comme des tapis, je les garde empilés en une grosse pile dans ma tête sans trop y faire attention, mais si je veux je peux y revenir, marcher dessus et me souvenir."

    "Mes jouets ne me manquent pas. Je ne voudrais pas jouer avec de toute façon. J'ai quinze ans. C'est mon enfance qui me manque".

    [à propos de magie, mais qui s’adapte très bien au contexte actuel de la “bagarre” livre numérique/livre papier]

    "Et à propos des livres justement, les livres en tant qu'objets ne sont pas ce que sont vraiment les livres, ce n'est pas ce qui est important en ce qui les concerne".

    [un passage amusant alors qu'elle est à l'hôpital pour une extension très douloureuse de sa jambe accidentée et qu'elle cogite sur l'état d'esprit et les compétences de son médecin, qui a forcément, se dit-elle, un certain niveau d'étude, non ?]

    "Encore un jour dans le râtelier. Je commence à me demander si seuls les sadiques peuvent avoir les notes maxi au Bac, mais si le Dr Abdul était un sadique il serait plus souvent dans le coin à jubiler. Hors il est clairement indifférent. Il ne m'a jamais regardé en face, a à peine jeté un œil à ma jambe, seules les radios l'intéressaient. J'essaie de me convaincre que c'est une bonne chose. D'excellentes notes au Bac commencent à ne plus faire le poids au regard de la confiance que je lui offre".

     

    Pour la bonne bouche, voici l'illustration de la version polonaise du roman, que je trouve particulièrement réussie, très proche de l'ambiance du roman :

    (pour les curieux d'autres couvertures d'autres pays sont par là, sur le site de l'auteur)

     

     

    "Morwenna" de Jo Walton ("Among others" en VO)

     

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  • Commentaires

    1
    Archi bad
    Mercredi 2 Juillet 2014 à 18:52
    <address>J'aime beaucoup le décor de fond de ce blog. Ça me rappelle les papiers peints qu'il y avait dans la salle de bains de ma grand mère.</address>
    2
    Mercredi 2 Juillet 2014 à 19:00

    Merci !

    C'est un montage maison réalisé avec des photos de mon gros et beau livre des œuvres complètes de Jane Austen, en cuir, pages dorées sur tranches et tout et tout... ^^

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