• "Ancillary Sword", d'Ann Leckie

    Éditeur en VO : Orbit

    Paru en le 7 octobre 2014

    384 pages 

     

    Avant de lire ce tome 2, j'ai relu le premierAncillary Justice, avec le plaisir particulier que procurent les relectures de romans particulièrement brillants.

    Au cours de ma lecture de ces deux romans, j'ai été frappée par l'exposition remarquable d'une intelligence et surtout d'une émotivité "autre".

    Breq, One Esq Nineteen, ou encore Justice of Toren, rejoint la petite famille des personnages qui m'ont le plus marquée et émue.

    Les thèmes de la série, traités en toile de fond, sont admirablement bien servis par l'évolution fine et lente des personnages, avec subtilité, sans jugement à l'emporte-pièce, sans jamais trancher :

    La conquête peut-elle continuer sans cesse ? Que se passe-t-il si un point critique est atteint ? Quels sont les mécanismes de la décadence ?

    Un humain qui a trouvé le moyen de devenir immortel, divisant à l'envi sa conscience dans ses corps connectés, corps sans cesse refabriqués par clonage, reste-il humain ? Quelle est la part de nos expériences dans ce que nous sommes et, par extension, l'humain pré-cité peut-il rester un et unique dans sa conscience, sa personnalité, ses décisions, alors que chacun de ses corps vit des expériences différentes ?

    Une intelligence artificielle dotée de conscience de soi et de sentiments peut-elle vraiment rester une machine ? Ne devient-elle pas un être - si ce n'est humain - sensible, digne des mêmes libertés qu'un être humain ?

    Que valent des règles qui décrètent que certaines personnes ou entités ont droit de vie ou de mort, de liberté ou d'esclavage, sur d'autres personnes ou entités ?

    Comment se remet-on de traumatismes psychologiques graves, de la disparition de tout ce que l'on a aimé, d'une partie de soi-même ?

    Être en permanence connecté, surveillé, est-ce synonyme de perte de liberté ou l'assurance d'être protégé ?

    Dans ce deuxième roman nous suivons Breq, qui se retrouve, après une étonnante entrevue avec le "Tyran" Anaander Mianaai, Capitaine d'un vaisseau, Mercy of Kalr, vaisseau heureux de partager une intimité avec une ancillary, lui qui a perdu toutes les siennes. Envoyée en mission sur une planète et sa station orbitale, Breq ne tardera pas à flairer des anomalies, peut-être ou peut-être pas liées à la guerre civile qui menace d'exploser à tout moment...

    Les différents aspects qui régissent ce monde inter-planétaire très lointain, tant sur le plan géographique que temporel, sont très bien exploités dans ce tome 2, laissant même la possibilité, une fois n'est pas coutume, d'étendre la série bien au-delà d'un troisième tome.

    Le récit reste linéaire, sans les flash-backs du tome 1, mais aussi très riche, comme l'auteur, par une technique narrative renversante de fluidité, nous fait profiter de la vision étendue de la narratrice, qui est capable, via ses connexions avec son vaisseau, de surveiller son entourage à distance - jamais par indiscrétion, mais toujours par cette impulsion quasiment maternelle qu'ont les vaisseaux de se préoccuper du bien-être et de la sécurité des siens.

    Ann Leckie écrit extraordinairement bien.
    Par cela je ne veux absolument pas dire qu'elle fait des ronds de phrases (le style est celui de Breq, sobre, direct, terriblement émouvant dans sa retenue et son souci des humeurs de son entourage), ce n'est pas une prose poétique comme adorent certains de nos éditeurs français et certains lecteurs, dont je ne fais pas partie.
    En revanche sa technique narrative, sa manière d’amener les choses, de mélanger sans jamais perdre son lecteur plusieurs fils de vision, d'exposer ses personnages, de nous surprendre par une description inattendue, est du grand art.
    Une lecture à la fois étonnement complexe et très fluide, très addictive.

    Je n'en suis toujours pas revenue de ma facilité (passé les premiers chapitres du tome 1, où j'étais presque agacée, n'ayant pas encore compris l'importance fondamentale du choix de l'auteur) à accepter l'emploi du "she" pour chaque personnage. Un pronom qui se réfère à la personne, qui est une personne bien avant d'être un mâle ou une femme. Cet emploi cède parfois place aux pronoms habituels lors d’échange dans des langues où les deux pronoms ont persisté. Dans le Radch Impérial cependant, qui fait suite à une civilisation vieille de plusieurs, voire plusieurs dizaines, de millénaires, l'égalité des sexes, le physique devenu androgyne des personnes, l'acceptation complète de la sexualité hétéro ou homosexuelle, ainsi que les possibilités de reproduction ont conduit très naturellement à une population où le sexe génétique n'est presque jamais pris en compte.
    Cette caractéristique étonnante n'est pas la seule, même si elle est la plus spectaculaire, à nous démontrer l'étrangeté de ces humains d'un futur très lointain, semblables à ce que nous sommes mais aussi très différents.
    Cette exposition d'une société aux règles surprenantes pour le lecteur, mais parfaitement intégrées par les personnages, est très bien faite.

    Enfin, la tonalité de ce deuxième tome, pourtant sous-tendu par une tension permanente et ponctué de crises, est très jubilatoire. L'enthousiasme de l'auteur et son plaisir à faire vivre ses personnages sont contagieux.

    L'humour est également très présent, un humour de situation surtout, dans l'impact des déclarations involontairement "deadpan" de Braq, les choix enthousiastes des décades du vaisseau (ceux de Seiverden, qui honorent leur Capitaine en chantonnant ses chansons préférées, ceux de Braq qui jouent les ancillaries avec une passion forcenée, évoquant des valets stylés très british d'un autre siècle), l'attitude délicieusement attendue du Médic, etc.

    La manière imparable de justifier le profil de Breq (elle est très âgée, très capable, très expérimentée, très forte, avec une mémoire spectaculaire, une connaissance approfondie de la nature humaine, et maintient naturellement une façade impassible et stoïque en se comportant en ascète), profil qui ne peut manquer d'évoquer les héros super cools super sexy des romances ou des aventures rocambolesques, est très amusant, surtout dans la mesure où la narratrice n'en a nullement conscience :
    " 'Fleet Captain is pretty fucking badass', says Seivarden, outwardly jovial."
    (passage d'autant plus amusant que les dialogues dans la série sont très rarement grossiers, Breq ne s'adonnant pas - à son regret parfois - aux jurons : "Langage, Lieutenant !")

    En conclusion la toile de fond est drastique et résolument SF, mais la tonalité est celle d'une analyse sociale profonde, par exposition directe. Cette manière de favoriser les personnages avant tout, sans pour autant négliger le background, mais en mettant celui-ci au service des personnages plutôt que l'inverse, est pour moi le nec plus ultra dans un genre tel que celui de la Science-Fiction. J'aurais crains a priori être dans les seuls lecteurs (de part mes expériences littéraires, qui furent hors SF et Fantasy pendant très longtemps) à apprécier ce genre de traitement.
    Mais l'accueil enthousiaste du public, ainsi que la pluie de prix décernés au premier tome de cette série, me font espérer l’avènement d'une nouvelle manière de renouveler la SF, sans rien inventer de neuf peut-être, mais dans une forme plus poussée, plus complète - tout simplement parfaite à mes yeux !

     

     

    Partager via GmailGoogle Bookmarks

    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :