• "Le meilleur des mondes possibles", de Karen Lord


     

                 Éditeur en VO : Del Rey                                           Éditeur en VO : Panini Books 

                         Paru le 12/02/2013                                                      Paru le 18/06/2014

                                     320 pages                                                   Collection Éclipse - 400 pages                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    Traduction : Jean-Marc Ligny

    Il est désormais bien rare que je sois autant enthousiasmée par une lecture, au point d'avoir besoin d'en faire le deuil une fois le livre refermé et continuer à y penser avec plaisir et fascination.

    Karen Lord, avec ce roman, a répondu à un espoir que j'estimais vain, celui d'offrir une variante dans un genre déjà bien rebattu (la science-fiction dans ce roman précis) décision apparemment audacieuse voire impie aux yeux de bien des lecteurs, mais qui me parait pourtant l'évidence...

    La variante dont je parle est de tout simplement raconter l'histoire de personnages sous fond de contexte SF, plutôt que de présenter en profondeur un monde SF à l'aide de ses personnages, souvent pâlichons, peu crédibles, globalement oubliables.

    Bien sûr, cela Loïs Mc Master Bujold l'a déjà fait avec brio à travers sa fabuleuse sage des Vorkosigan, et son inoubliable Miles, mais elle a également proposé là un space-opéra riche en action et rebondissements spectaculaires, permettant certainement l'accroche de lecteurs à la recherche d'une lecture SF "standard".

    Ici c'est tout de même assez différent : Bien que le monde SF de l'histoire ne soit absolument pas chiche, présentant plusieurs aspects très décalés qui font le lit des différents rebondissements du récit, sa présentation pourrait frustrer voire agacer un lecteur aguerri du genre, celui qui estime indispensable une cohérence rapide et surtout complète du monde - l'élément central du livre selon sa définition. En ce qui me concerne, la quasi exclusivité des mes questionnements avaient trouvé une réponse à la fin du livre, ce qui me suffit largement, n'ayant pas besoin d'un cadre parfaitement propre et net pour apprécier l'évolution du récit. Ici la priorité va en effet aux personnages, à leurs relations, leurs évolutions psychologiques, leur quotidien... Ce roman est l'histoire des personnages, pas l'Histoire de leur monde !

    Les thèmes généraux SF sont classiques : l'humanité vit désormais éparpillée à travers l'espace, sur un nombre important de planètes joignables entre elles par voyages spatiaux. Un flou demeure durant presque tout le roman (une explication mi-figue mi-raisin est cependant offerte à un moment) sur l'origine des quatre catégories humaines qui semblent composer, entre elles et le produit de leurs métissages, la nouvelle humanité. Ces différentes "espèces" aux pouvoirs psychiques marqués (télépathie, empathie voire même télékinésie) ont-elles comme origine une variation génétique spontanée des humains terriens ? une variation génétique acquise ? des origines extra-terrestres ?

    Loin d'être agacée par ce manque d'explication claire, j'ai apprécié cette manière de raconter l'histoire en plongeant directement le lecteur dans le bain, dans un autre quotidien, d'autres préoccupations, des préoccupations quotidiennes de personnes à la fois différentes et très humaines, par le petit bout de la lorgnette de la narratrice.

     Le thème central du roman est simple dans sa définition : le peuple des Sadiris, considéré comme l'expression humaine la plus brillante (en particulier par la possibilité que les Sadiris ont, pour ceux qui le choisissent, d'unir leur esprit à un vaisseau spatial pour ne former qu'un tout, soit un pilote exceptionnel) ont été éradiqués par une attaque mystérieuse de leur planète, devenue invivable. Les survivants sont rares, des pilotes de vaisseaux, des ambassadeurs, des scientifiques, des personnes en vacances sur d'autres planètes, etc.

    Une délégation est envoyée sur Cygnus Beta, une planète reconnue pour son mélange racial, afin de tenter de retrouver, de sélectionner génétiquement puis de convaincre des personnes (essentiellement des femmes, les derniers Sadiris étant principalement masculins) de bien vouloir convoler avec les survivants, de manière à ce que la race supérieure des Sadiris ne s'éteigne pas.

    La génétique et les expressions psychiques des différentes races humaines sont au coeur de ce projet scientifique, mené avec la bénédiction du gouvernement Cygnien. Une équipe est formée, mêlant des Sadiris bien sûr, des scientifiques en particulier, mais aussi des professionnels natifs, des Cygniens aux origines métisses et aux aptitudes psychiques aussi variées que discrètes. Si discrètes d'ailleurs que l'on est autant surpris que fasciné d'en découvrir l'impact, au détour d'une situation qui nous avait d'abord paru familière...

    L'équipe part ainsi pour un long périple autour du monde de Cygnus Beta, pour une quête scientifique aux orientations anthropologiques, parcourant des terres parfois hostiles et faisant d'étranges découvertes. Les péripéties sont passionnantes de bout en bout.

    Au court du récit l'auteur ose parfois de petites allusions quasiment "anachroniques", avant que l'on ne comprenne que notre culture a été soigneusement conservée, nous plongeant dans une certaine perplexité : ce monde est-il proche du nôtre dans le temps ou bien est-ce une uchronie ?...

    Ce roman est très nettement féminin. Par ce terme, je ne veux pas dire "pour filles", bien que je pense que toute lectrice amatrice des romans à romance centrale et à tonalité littéraire (les Jane Austen, les Victoria Clayton ou même les romances contemporaines de qualité en mode réaliste) seront les premières à l'adorer.

    Pourtant, décrire ce roman comme une romance serait une faute d'appréciation. Les relations sociales forment l'enjeu du récit, à travers les relations de couples, c'est vrai, mais finalement très peu, laissant la part belle aux interactions entre gens civilisés, mais aux langages, manières, valeurs, religions, symbolismes très différents.

     Bon, les lecteurs qui attendent de l'action avec un grand A en permanence, des combats spatiaux, des découvertes de grande envergure, l'exploration de l'espace, etc, n'y trouveront sans doute pas leur compte. De même les lecteurs, en particulier les lectrices, qui n'apprécient leurs personnages féminins que forts en gueule, agressifs, à la sexualité débridée et sans complexe, n'apprécieront sans doute pas à sa juste valeur le personnage mesuré, travailleur, à la fausse apparente simplicité qu'est la narratrice, Grâce Delarua.

    Quand aux autres, ceux qui aiment l'originalité dans leurs romans, qui apprécient la SF au sens large, sans en avoir d'attentes trop précises et qui pensent que des personnages réussis font les trois-quart d'un bon roman, je ne peux que les encourager à lire ce livre étonnant (je pense en particulier à tous les amateurs de la série des Miles Vorkosigan).

    D'une manière générale le récit est tranquille, sans lenteurs ni longueurs, plein d'une subtilité étonnante, d'un soin infini aux détails, en toute légèreté et d'une extrême fluidité. Le ton est magnifiquement tonique et positif, une rareté de nos jours ! Pourtant le point de départ du récit est terrible, celui d'une catastrophe ayant décimé une planète entière, n'épargnant que les habitants partis en mission, en voyage ou en vacances. L'impact psychologique, si traumatisant, d'un anéantissement presque total non seulement d'un monde mais d'une race, les Sadiris, est le point névralgique de l'histoire. Le court préambule, qui met en place Dllenahkh, donne la note principale du roman. C'est de ce début que provient l'extrait proposé par le site, un choix douteux pour présenter le roman, dans la mesure où il n'offre pas de reflet fidèle de l'ensemble du récit. 

    En effet, la tonalité générale (qui m'a beaucoup rappelé cette autre extraordinaire lecture, The Thinking Woman's Guide to Real Magic dans un contexte pourtant très différent) reste très positive, tournée vers l'avenir, grâce à la personnalité de la narratrice. Car si le texte présente de nombreux brefs passages à la troisième du singulier, centrés sur Dllenahkh, comme l'est le prologue, l'ensemble du récit est à la première du singulier, raconté par Grâce Delarua, une jeune femme fascinante.

    Je me plains souvent de l'emploi de cette première personne du singulier ! Mais c'est qu'il est si souvent frelaté, donnant naissance à une ambiance surjouée, facile et pleine d'émotions factices. Ici l'authenticité est parfaite.

    Grâce s'adresse à quelqu'un alors qu'elle raconte les deux années écoulées. A un très bon ami, quelqu'un qui connaît le monde dans lequel elle évolue, au lecteur comprend-t-on finalement. Pas d'infodump ici, pourtant aucune frustration non plus, une qualité de lecture constante et splendide. Pas d'épanchement sentimental non plus, il est d'ailleurs étonnant de comprendre, au détour d'un événement, d'une phrase, d'une révélation, que Grâce, sous son abord enjoué et confiant, reste en fait pudique, réservée, ne dévoilant pas grand chose de ses sentiments.

    Par ce côté subtil et si réaliste à mes yeux, cette faute fréquente de croire qu'une personne expansive n'a pas d'ombre ni de sentiments secrets, on retrouve l'Art de Victoria Clayton, qui ne laisse entendre les sentiments de ses héroïnes qu'en toute fin de chacun de ses romans.

    Grâce est en effet extraordinaire : on la croit d'abord simple, un peu naïve, enthousiaste et très jeune. Mais petit à petit on comprend qu'il s'agit d'une jeune femme d'âge moyen, d'une vive intelligence et de capacités inhabituelles. Un passage dans sa famille nous permet d'en apprendre beaucoup plus sur elle, balayant d'un coup toutes nos convictions. On découvre alors une personnalité bien plus complexe que sa nature solaire et énergique ne laisseraient penser, un passé pesant, tout en nous montrant par l'exemple l'impact pratique des différentes aptitudes des groupes humains qui évoluent dans l'histoire.

    Quand mes réticences sur l'emploi de la première personne sont vaincus, c'est que je suis tombée sous le charme du narrateur et ce roman n'échappe pas à la règle : Grâce, une jeune femme assez quelconque, robuste, pragmatique et capable est infiniment sympathique et touchante. 

    Dllenahkh, que l'on ne découvre que par un éclairage indirect, très semblable à celui employé pour les personnages de Victoria Clayton, encore une fois, possède le même charme des hommes aux qualités intellectuelles indéniables, dont la maîtrise permanente masque une sensibilité profonde. Mais où la SF intervient est dans la manière inhabituelle des Sadiris de masquer leurs émotions (des commentateurs américains comparent les Sadiris avec les Vulcains, ah oui il y a de cela !) non par insensibilité, mais pour la simple raison que ce peuple, qui utilise la télépathie naturellement et en permanence, doit se contrôler sans cesse, paraissant ainsi peu expansif aux regards des autres races. Ce contrôle de leurs émotions est permanent grâce, en particulier, à la méditation quotidienne à laquelle ils s’astreignent ; et s'ils peuvent nous sembler froids et insensibles au début du roman (un peu comme les elfes en fantasy, ce n'est d'ailleurs pas le seul clin d'oeil) le récit ne tarde pas à nous prouver le contraire.

    La relation qui d'établit lentement, dans un contexte purement professionnel et à travers de nombreuses péripéties, ne trompe pas le lecteur, qui devine comment Grâce, et peut-être aussi Dllenahkh, se raccrochent à l'illusion d'une relation purement amicale, alors que leur intimité se renforce avec une force, une profondeur et une émotion pleine de retenue et de sensibilité. 

    Cela semble très romanesque, et même romantique, et cela l'est certainement, du moins pour les lecteurs appréciant d'une part une forme de réalisme dans la naissance de l'amour, assorti d'une bonne dose d'humour, et d'autre part la délicieuse et glorieuse idée d'utiliser les paramètres d'une réalité décalée pour y faire vivre une histoire passionnante et émouvante... Ici en SF, mais je pense encore à Loïs Mc Master Bujold qui a tenté brillamment le même exercice en fantasy avec les romans suivants : The Curse of Chalion, Paladin of Souls, The Hallowed Hunt et enfin la série en 4 tomes qui commence avec The Sharing Knife: Beguilement. 

    Ce roman inclassable trouvera j'espère ses lecteurs, qui seront à chercher sans doute en premier lieu parmi ceux qui pensent ne pas apprécier la Science-Fiction : cela ne sera peut-être pas facile !

    J'ai le plaisir d'annoncer qu'une suite est attendue pour ce livre, début 2015, avec comme personnage principal le neveu de Grâce et l'occasion pour nous d'explorer un peu plus l'impact des particularités étonnantes de ces néos-humains sur cette société futuriste : The Galaxy Game.

    Autre excellente nouvelle, une traduction française est prévue, qui sera proposée dans la collection Eclipse de Panini Books, en 2014 je crois.

    Je suis aux anges de constater que certains éditeurs osent l'originalité, en présentant des romans qui osent eux mélanger sans vergogne les genres, se dédouanant des ridicules obligations à respecter des règles édictées par l'usage, et certainement aussi par le besoin compulsif que nous avons tous à classer nos lectures selon ces dits-genres en question !

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