• "Ancillary Justice" d'Ann Leckie

    Éditeur en VO : Orbit

    Paru en octobre 2013

    432 pages 

     

    Tout lecteur fasciné à l'idée de comprendre une conscience, une intelligence, une personnalité profondément différente de la nôtre a de fortes chances d'être tout autant fasciné par ce livre que je l'ai été.

    Ce sujet est souvent traité dans nos lectures, que ce soit à travers un trouble de la personnalité, un trouble psychique, ou dans un genre fantastique, en nous présentant une intelligence inhumaine, comme celle d’un dragon par exemple (j’y ai pensé parfois) ou bien une intelligence extra-terrestre, ou encore une Intelligence Artificielle, conçue par l'homme.

    Ce dernier traitement nous interpelle depuis déjà plusieurs décennies, comme nous réfléchissons à l’idée de l’éveil d'intelligences supérieures à la nôtre, à la possibilité de leur prise de pouvoir et à la possibilité de l'éveil d'une conscience.

    Ce premier roman d’Ann Leckie est étonnant : exigeant par le sujet traité, mais pourtant très facile à lire pour qui se laisse emporter, oubliant ses préjugés, acceptant le point de vue de celle qui raconte et se confie simplement, en exposant les faits, avec une retenue naturelle qui ne fait que renforcer la puissante des sentiments grandissants du lecteur.

    Breq, la narratrice, n'est pourtant pas de sexe féminin. Ni de sexe masculin d'ailleurs, puisqu'elle est une Intelligence Artificielle âgée de plus de deux mille ans, l'esprit, l'âme d'un vaisseau militaire - ou du moins l'a-t-elle été.

    L'humanité, la nôtre, est infiniment ancienne, ses origines ont presque sombré dans l'oubli. Une seule et unique puissance tyrannique (mais aussi très organisée selon un système de classes et avec une armée presque classique), le Radch, domine l'humanité essaimée à travers l'univers. Seuls les aliens pourraient peut-être la vaincre...

    Durant des millénaires le Radch, et plus récemment le tyran Anaander Mianaai, a conquis brutalement planète après planète, anéantissant des peuples et leurs cultures sans sourciller, selon le principe que la souffrance intense et ponctuelle de chaque peuple serait ensuite récompensée par l'ordre idéal alors établi quelques générations plus tard.

    « You see murder and destruction on an unimaginable scale, but they see the spread of civilization, of Justice and Propriety, of Benefit for the universe. The death and destruction, these are unavoidable by-products of this one, supreme good » nous explique Breq, qui ne juge pas et constate du haut de ses deux milliers d’existence non humaine.

    La principale particularité de ce monde SF par ailleurs classique tient dans la nature de la présence omniprésente des « personnes » que sont les stations et les vaisseaux. En particulier les vaisseaux militaires, les « troop carriers », conçus pour la conquête, comme Justice of Toren, le personnage principal de ce roman, à la fois vaisseau spatial et l'intégralité de son propre équipage non gradé, constitué de centaines d'ancillaries.

    Ces ancillaries, des corps jadis humains, ont été réquisitionnés lors de chacune des prises de pouvoir du Radch, puis stockés congelés dans les cales du vaisseau, en l’attente de leur utilisation future, quand il seront réveillés pour être soumis à l’intelligence artificielle : économique et si pratique !

    Justice of Toren, une intelligence non humaine, parvenait parfaitement fort bien, il y a encore vingt ans, à gérer simultanément toutes ses fonctions et tous ses corps, son rôle de vaisseau et toutes ses « ancillaries », affectés par escouades à chacun de ses lieutenants, remplissant ainsi toutes les tâches possibles et imaginables, des plus complexes au plus vénielles.

    Cette pratique, courante durant les millénaires de la conquête, répugne à beaucoup ; mais de toute manière, à mesure que la conquête s’apaise, les soldats humains remplacent peu à peu les ancillaries et cette forme d'organisation militaire est en voie de disparition.

    Dans l'armée du Radch, la plupart des officiers ignorent autant que possible ces corps si peu expressifs qui s’empressent autour d’eux, comme les membres d’un staff hyper opérationnel, parfaitement coordonné – et pour cause.

    Le Lieutenant Awn considérait presque ses ancillaries comme des personnes, semble-t-il.

    Mais maintenant il ne reste plus que Breq, anciennement One Esq, l’un des ancillaries qui étaient affecté au Lieutenant Awn sur la planète Ors.

    Le récit évolue pour la première partie en doublon, passant du présent - où Breq découvre un corps inanimé sur la glaciale planète alors qu’elle poursuit sa quête - et 19 ans plus tôt, sur l’étouffante planète d’Ors, où le Lieutenant Awn était en position d’occupation, en liaison avec la population locale, récemment soumise à l’autorité du Radch. Ors se trouvait alors être la dernière planète conquise, le Radch ayant décidé d’arrêter là son extension, satisfait de son empire.

    Exceptionnellement cette lecture en deux temps ne m’a jamais gênée un seul instant : le talent de l’auteur est tel qu’il est très simple de s’y retrouver, et que les informations apportées par le récit du passé, de la période qui a conduit à Breq à ce qu’elle est, et à ce qu’elle fait, nous arrivent exactement quand il le faut.

    Le début est intéressant, accrocheur puis devient, environ au quart, quasiment hypnotique.

    Tout aussi exceptionnellement, je n’ai pas tardé à accepter le choix fait par l’auteur, très culotté pourtant avons-le, de choisir de choisir le pronom « she » pour chacun des personnages, qu’il soit mâle ou femelle.

    En effet Breq, inhumaine bien qu’elle soit dans le corps d’une femme (on le devine, on la sait très robuste et endurante, mais c’est bien tout ce que l’on apprendra de ce corps-outil) ne fait pas bien la différence entre les sexes, par nature d’abord (elle nomme « she » les vaisseaux et par extension tous les humains avec laquelle elle interagit) et aussi parce que le peuple qui l’a créée est très androgyne et ne marque pas le dimorphisme sexuel, ni par le maquillage ni par la coiffure ni même par les maniérismes, nommant chacun de la même manière, repérant le sexe par de très subtiles nuances. Le fait que la plupart des personnages soient des militaires nommés par leur grade et leur nom ne facilite par le sexage par les éléments externes, fusse par leurs propres créations !

    Et pourtant, contrairement au roman "Redshirts" de Scalzi (auteur de "SF" qui blurbe obligeamment sur la couverture, hommage réel ou effet marketing ?), dans lequel les personnages restent aussi inconsistants et dénués de sexe que du papier à cigarette de la première à la dernière ligne du récit, non seulement je n’ai pas été agacée de ne pas toujours connaître le sexe de chacun des personnages, mais je n'ai pas tardé à m’en moquer complètement.

    Finalement, je ne voyais plus que la personne : sa personnalité, sa place dans l’histoire et dans la société, ses jugements, et enfin ses interactions avec l’intelligence - non pas froide et insensible, mais chargée d’émotions - qu’est l’héroïne inhumaine de ce roman fascinant.

    Car les vaisseaux ont bien été créés avec des émotions, pour des raisons pratiques, que l’on comprend au fil du récit, et ceci malgré les risques encourus en cas de traumatisme affectif, lorsque les consignes données exigent que l’IA agisse contre ses sentiments, lui faisant courir le risque de sombrer dans la folie.

    « Without feelings insignificant decisions become excruriating attempts to compare endless arrays of inconsequential things » nous explique-t-on logiquement.

    Breq, bien qu’elle ne nous paraisse jamais humaine, est bien plus que cela ; et l’attachement que l’auteur nous fait éprouver pour elle / Justice of Toren / One Esq est incroyable.

    « She laughed, as though I’d said something moderatly witty. "If that’s what you’re willing to do for someone you hate, what would you do for someone you love ?"

    I found myself incapable of answering. »

    Autre performance quasi magique : loin d’être embrouillés par la capacité de jadis One Esq / Justice of Toren d’être partout à la fois, l’auteur arrive à nous faire voir ce multiple point de vue sans souffrance aucune, et avec un tel naturel que c’est au contraire, alors que la situation change brutalement, que l’on se sent perdu, tout autant que l’est One Esq.

    D’une certaine manière ce traitement m’a rappelée une lecture passionnante, quoique un peu trop ardue lors de certains passages pour être parfaite à mes yeux : "Un feu sur l'abîme" de Vernor Vinge.

    Avoir vécu plus de deux mille ans offre un point de vue bien différent. Justice of Toren, malgré les obligations liées à son état, s’était trouvé une marotte, la musique. Elle collectionnait les chansons et aimait chanter, surtout One Esq, qui fredonnait sans cesse.

    Le récit, à la première personne du singulier, est sobre, direct, efficace, teinté d’une certaine forme de naïveté qui parfois nous terrasse d’une simple phrase, terriblement choquante ou émouvante.

    Malgré les thèmes pivots du roman, les mots « esclave » et « amour » ne sont guère employés plus d’une ou deux fois dans tout le roman…

    La narration est d’une maîtrise remarquable. Sans effort particulier, le lecteur avance à la fois dans l’histoire et dans la compréhension – du passé et du contexte. Si fait qu’arrivé au point névralgique, au dernier quart du roman, où la situation se dénoue, il a en main toutes les données et les émotions pour apprécier les enjeux où Breq et son étonnant side-kick, Seiverden Vendaai, se débattent.

    Cette dernière partie est étonnamment positive, malgré les circonstances dramatiques et la tonalité mélancolique, presque désespérée du récit.

    Le personnage de Seiverden Vendaai, qui nous parait longtemps secondaire, comme la personne retrouvée mourante dans la neige à l'ouverture du récit, est l’une des nombreuses réussites incroyables de ce livre : par sa psychologie tout d’accord, montrant l’évolution d’un personnage immature et antipathique vers un être différent, mais aussi par la manière sublime dont il expose la personne de Breq.

    Enfin, puisqu'il faut bien que je vous libère, afin que vous puissiez commencer votre lecture, le roman en lui-même est passionnant : il traite parfaitement chacun de ses thèmes, jonglant savamment avec eux, ne se contentant pas de les lancer un peu partout, les laissant s’écraser sur le décor après en avoir usé ponctuellement.

    L’ensemble est très satisfaisant, la consolation vient alors qu’on ne l’espérait plus, tout comme la possibilité d’une suite, qui ne s’imposait pas mais qui, aux dernières pages, nous parait comme une récompense !

    La suite, tout aussi brillante, Ancillary Sword, est sortie en octobre 2014. Un troisième tome est prévu, "Ancillary Mercy".

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